Le jeu d'influence du Qatar trouble le monde arabe

Publié le par qatarbook



qatar1Par Georges Malbrunot pour Le Fugaro     le 11 janvier 2012

Le détail n'a pas trompé les observateurs: l'édifice religieux inauguré le 16 décembre par l'émir cheikh Hamad al-Thani à Doha s'appelle la mosquée de l'imam Mohammed Abdel Wahhab, le fondateur du wahhabisme, cette doctrine particulièrement rigide de l'islam, née en Arabie saoudite voisine. L'événement a coïncidé avec un autre signal adressé aux franges les plus conservatrices de l'émirat gazier: l'interdiction de vendre de l'alcool dans les restaurants de Pearl Island, ce pharaonique projet immobilier de 20 milliards de dollars, destiné à accueillir les délégations de la Coupe du monde 2022. Faute d'explication officielle, les étrangers en sont réduits à spéculer sur les raisons qui ont poussé les autorités à sanctionner cette enclave occidentale. «Deux versions circulent, avance un diplomate. Soit des gens ivres seraient sortis en tenue légère d'un yacht ou alors un Père Noël aurait été exhibé dans la rue.»

Il n'en reste pas moins que ce double message semble destiné à rassurer de nombreux Qatariens, inquiets des répercussions que la nouvelle posture diplomatique agressive de leur pays pourrait entraîner sur la stabilité d'un État grand comme la Corse. Du «soft power» grâce à la chaîne al-Jazeera, Doha est passé en effet au «hard power» en envoyant armes et conseillers militaires auprès des ex-rebelles libyens. Et le Qatar est aujourd'hui en pointe pour renverser Bachar el-Assad en Syrie. Au fil des révolutions, Doha s'est imposé comme l'acteur arabe incontournable de cette délicate période de transitions au Moyen-Orient et au Maghreb. Quitte à s'exposer dangereusement.

20.000 tonnes d'armes qatariennes pour la Libye

En Libye, le Qatar a été le seul pays arabe - avec les Émirats arabes unis - à participer à l'intervention militaire au sein de la coalition internationale coordonnée par l'Otan. Alors que les Occidentaux étaient réticents à armer les rebelles, Doha s'est rapidement porté volontaire pour entraîner des insurgés peu aguerris. Avec l'assentiment des services de renseignements occidentaux, pas moins de 20.000 tonnes d'armes qatariennes ont été acheminées aux révolutionnaires libyens. Mais essentiellement aux islamistes, via leur ancien hôte à Doha, l'imam Ali al-Sallabi. Dans le même temps, outre des valises de dollars pour retourner les tribus, plusieurs milliers d'hommes en uniforme étaient infiltrés à Tobrouk, puis dans le Djebel Nefoussa. Une minirévolution pour cet émirat, dont l'armée ne compte qu'à peine 15.000 soldats.

Depuis que les armes se sont tues à Tripoli, le Qatar chapeaute la nouvelle alliance militaire sur le terrain. Mais les Libyens, comme leurs alliés occidentaux, n'hésitent plus à dénoncer son entrisme persistant. «Les Qatariens veulent mettre leur nez partout, se plaint un membre de l'état-major à Paris, y compris en proposant de financer la coopération militaire que certains pays comme la Jordanie offrent aux Libyens.» La mise en garde a été transmise par Nicolas Sarkozy en personne lorsqu'il a reçu à l'automne l'émir cheikh Hamad à l'Élysée.

«Nous ne voulons pas que les Qatariens gâchent tout ce qu'ils ont fait pour nous par des actes d'ingérence insensés», avertit, de son côté, le représentant de la Libye auprès des Nations unies, Mohammed Abdel Rahman Shalgam, qui stigmatise «tout accès de mégalomanie fondé sur l'illusion qu'ils dirigent la région». Même les Émiriens se sont plaints, lors de réunions à Doha avec les chefs d'état-major français, britannique et qatarien. D'autant que le Qatar s'est récemment lancé dans une hasardeuse opération de récupération de ses armes en Libye, en vue de les transférer en Syrie, où Doha brûle de voir naître une «zone libre» près d'Idlib, pour rééditer son aventure libyenne. Quitte à mécontenter les Turcs.

Bienveillance américaine

Bref, il y aurait du rififi entre le Qatar et ses partenaires, qui se demandent si, comme dans la fable, «la grenouille ne veut pas se faire aussi grosse que le bœuf». On est très loin en effet des déclarations rassurantes de l'émir au Financial Timesen octobre 2010. «Nous nous concentrons sur l'éducation, la santé et les investissements chez nous et à l'extérieur. Notre but est de nous tenir à l'écart des conflits et des questions militaires. Si nous sommes toujours prêts à jouer les médiateurs dans les crises, nous ne prenons pas position en faveur d'un camp.»

Pourquoi un tel changement? «En Libye, Kadhafi tuait son peuple», répond cheikh Youssef Bin Jabr, un proche du premier ministre Hamad Bin Jassem. «C'est la même chose en Syrie, poursuit-il. Nous ne pouvons rester inactifs. Mais c'est faux de dire que nous dirigeons la Ligue arabe ou que nous sommes devenus arrogants. Nous exprimons seulement nos idées avec force. Ceux qui veulent nous suivre nous suivent.»

Ces dénégations sont contestées par de nombreux diplomates arabes. «Avec le Qatar, on n'a jamais vu une telle violence dans les réunions de la Ligue», s'étonne un responsable marocain, qui relate un récent incident lorsque le premier ministre qatarien a menacé le représentant algérien, hostile à des sanctions contre la Syrie, lors d'une rencontre à Rabat: «Tais-toi, tu seras le prochain sur la liste!», aurait lancé Hamad Bin Jassem devant ses pairs médusés. Le Qatar, qui dirige la Ligue jusqu'à fin mars, entend profiter au maximum de l'absence de leadership sur la scène arabe. «L'Arabie saoudite est paralysée par la transition du pouvoir. L'Égypte est toujours en révolution. Aucun dirigeant arabe n'ose se dresser face à eux», constate l'ancien ministre espagnol des Affaires étrangères, Miguel Angel Moratinos, invité d'une récente conférence internationale à Doha. On leur prête même l'intention de demander le transfert du siège de la Ligue du Caire vers Doha.

Le principal sponsor d'un islam politique

Contrairement à la plupart des pays arabes, focalisés sur leurs agendas nationaux, le Qatar, grâce à sa manne gazière, n'a pas à redouter une révolution chez ses 200.000 sujets seulement. Et puis il y a la crainte qu'inspire al-Jazeera. «On a une peur bleue de tomber dans sa ligne de mire», reconnaît un dignitaire arabe. Ajoutée à la force de frappe médiatique, la diplomatie du carnet de chèques conduit également à lever, parfois, certaines réticences. «Dans le passé, raconte un autre officiel marocain, nous avions fermé le bureau d'al-Jazeera à Rabat, car on se bagarrait souvent avec eux. Mais on va peut-être le rouvrir, concède ce responsable. En effet, l'émir a racheté un terrain de 34.000 hectares et investit 4 milliards de dollars dans un programme touristique entre Rabat et Casablanca, dont s'étaient retirés, en raison de la crise, d'autres investisseurs arabes. On a aussi besoin de leur argent.»

Leurs pairs arabes en sont convaincus: les Qatariens ne pourraient autant vibrionner sans un quitus des États-Unis, qui assurent la sécurité de l'émirat grâce à leur base militaire près de Doha. «Les Américains ont besoin d'un relais pour gérer la période postrévolutionnaire dans le monde arabe», souligne le journaliste Ali Sabry. Et même au-delà, puisque les talibans afghans vont ouvrir à Doha une représentation pour discuter avec les États-Unis.

Au Moyen-Orient et au Maghreb, le Qatar est devenu le principal sponsor d'un islam politique, tout juste sorti vainqueur des élections législatives en Tunisie, en Égypte et au Maroc. Il finance ouvertement le Hamas palestinien, très probablement Ennahda en Tunisie, ainsi que les Frères musulmans en Égypte. Pour Doha, il n'y a pas lieu d'avoir peur d'un péril vert. «Les islamistes radicaux, dont les vues ont été forgées sous des gouvernements tyranniques, peuvent évoluer en participant au pouvoir, si les révolutions tiennent leurs promesses de démocratie et de justice», faisait valoir début septembre l'émir sur al-Jazeera. Mais une fois aux commandes, les intégristes continueront-ils d'écouter leurs amis à Doha?

Nouveaux ennemis

Si les dirigeants qatariens se montrent parfois arrogants, c'est parce qu'ils ont l'impression d'avoir eu raison avant les autres. «Ils avaient compris que le centre de gravité du monde arabe se déplaçait vers un islam conservateur, analyse Salman Sheikh, directeur de l'antenne qatarienne de la Brookings Institution. Leur politique visant à discuter ou accueillir des dissidents islamistes s'est avérée payante. Mais aujourd'hui, prévient l'expert, ils seraient avisés de privilégier des coalitions gouvernementales en Libye et en Égypte plutôt que de soutenir une seule faction.»

Fin novembre, l'émir n'a pas été le bienvenu à Tunis, où il souhaitait se rendre à la séance inaugurale de la nouvelle Assemblée constituante. À Gaza, des portraits de cheikh Hamad ont même été brûlés. Exaspérés par le jeu trouble du Qatar, les Israéliens, de leur côté, ont refusé leur offre de rouvrir une antenne diplomatique à Doha. «Croyez-vous qu'on puisse faire plus?», sourit cheikh Jabr. Outre des tribus conservatrices, cet interventionnisme inquiéterait également des membres de la famille régnante. «Plusieurs des fils de l'émir se plaignent que le Qatar en fait trop, affirme un homme d'affaires en cour à Doha. Ils craignent d'être pris pour cibles dans certains pays arabes, comme au Liban, où ils ont l'habitude d'aller.»

Si leurs accointances avec les islamistes radicaux leur ont épargné jusqu'à présent tout attentat commis par al-Qaida, leur agressivité a fait naître de nouveaux ennemis, dont ils se méfient. Le prince héritier Tamim, que son père vient de présenter au sommet des monarchies du Golfe à Riyad, cherche ainsi à sécuriser son Airbus contre des attaques de missiles sol-air, ceux-là mêmes qui ont disparu ces derniers mois… en Libye. À moyen terme, le futur émir redoute sans doute d'avoir à gérer les retombées négatives de cet affichage un peu trop risqué, à son goût.

Publié dans Revue de presse

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article